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Agé d’une quarantaine d’années, Oscar Lucas aurait pu passer pour un dentiste ou un libraire. Il était en réalité agent spécial responsable de la sécurité présidentielle. Durant ses vingt années d’activité au sein des Services secrets, son apparence anodine avait trompé beaucoup de monde, depuis les présidents qu’il protégeait jusqu’aux assassins potentiels qu’il avait arrêtés. Dans son travail, il était agressif et hyperconsciencieux, mais chez lui il se montrait généralement détendu et enjoué.
Il finit son café et se leva de table. Ses deux fillettes venaient de partir pour l’école. Il ouvrit sa veste et glissa son Smith & Wesson 357 Magnum modèle 19 dans son étui. Il lui avait été remis par le service quand, après avoir achevé sa période de formation, il avait débuté à Denver dans une section chargée de la lutte contre les faussaires. Il n’avait eu à faire usage de son arme qu’en deux occasions, mais il n’en continuait pas moins à s’entraîner régulièrement au tir.
Carolyn, sa femme, se tenait près du lave-vaisselle. Il s’approcha d’elle, repoussa une cascade de cheveux blonds et lui déposa un baiser sur la nuque.
« Je m’en vais.
— N’oublie pas le barbecue ce soir chez les Harding.
— Je serai rentré à temps. Le patron ne-doit pas quitter la Maison Blanche aujourd’hui. »
Elle leva les yeux et lui sourit.
« Je compte sur toi pour qu’il ne sorte pas.
— J’informerai le Président que mon épouse ne supporte pas de me voir faire des heures supplémentaires. »
Carolyn éclata de rire et posa un instant la tête sur son épaule.
« Six heures pile.
— D’accord, tu as gagné », capitula-t-il.
Il se dirigea vers le garage, s’installa au volant de sa voiture de fonction, une luxueuse conduite intérieure Buick, et prit le chemin du centre ville. Il appela le quartier général des Services secrets par radio :
« Crown, ici Lucas. Je suis en route pour la Maison Blanche.
— Bon voyage », répondit une voix métallique.
Il commençait déjà à transpirer, Il brancha l’air conditionné. Cette chaleur humide durait tout l’été à Washington.
Il s’arrêta au poste de contrôle sur West Executive Avenue et repartit lorsque le garde en uniforme lui eut fait signe de passer. Il gara sa voiture et entra à la Maison Blanche.
Au P.C. des Services secrets, nom de code W-16, il bavarda un instant avec les hommes installés devant les divers appareils de communication électroniques, puis il monta l’escalier conduisant à son bureau situé au premier étage de l’aile est.
Chaque matin, après s’être assis à son bureau, il commençait par vérifier l’emploi du temps du Président et parcourir les rapports des agents chargés de la sécurité.
Lucas relut une seconde fois le dossier contenant les « mouvements » à venir du Président. Une expression consternée se peignit sur son visage. Il y avait eu un changement, et quel changement ! Il repoussa les papiers avec irritation et, faisant pivoter son fauteuil, fixa le mur devant lui.
La plupart des Présidents étaient des hommes d’habitudes qui s’en tenaient strictement à leurs programmes. On aurait pu régler les pendules d’après les allées et venues de Nixon. Reagan et Carter modifiaient très rarement leur emploi du temps. Mais ce n’était pas le cas du nouvel occupant du Bureau ovale, Il considérait les exigences des Services secrets comme une gêne et, pis encore, il était plus imprévisible que le diable en personne.
Pour Lucas et ses agents, c’était un casse-tête permanent que de tâcher de prévoir les mouvements du « patron », de deviner où il pourrait brusquement décider de se rendre et quels visiteurs il allait convoquer sans leur laisser le temps de prendre les mesures de sécurité nécessaires. C’était un petit jeu auquel Lucas perdait souvent.
Il dévala les escaliers et, trente secondes plus tard, il était dans l’aile ouest devant le secrétaire général de la Maison Blanche, Daniel Fawcett.
« Bonjour, Oscar, lança Fawcett en l’accueillant avec un sourire amical. Je m’attendais à vous voir faire irruption dans mon bureau.
- Il semble qu’il y ait eu un changement de programme, lança Lucas un peu sèchement.
— Désolé, mais il va y avoir un vote important du Congrès sur l’aide aux pays du bloc de l’Est et le Président veut user de son charme auprès du sénateur Larimer et de Moran, le président de la Chambre des représentants, pour obtenir leur soutien.
— Et il les amène faire un petit tour en bateau ?
— Pourquoi pas ? Tous les présidents depuis Herbert Hoover ont utilisé le yacht présidentiel pour y tenir des conférences à haut niveau.
— Je ne discute pas les raisons, répliqua Lucas, mais la date. »
Fawcett lui jeta un regard innocent :
« Vendredi soir ne vous convient pas ?
— Vous savez très bien que non. Il ne reste que deux jours.
— Et alors ?
— Pour une croisière sur le Potomac avec halte d’une nuit à Mount Vernon, mon équipe a besoin de cinq jours, Il faut installer un réseau complet de communications et d’alarmes, fouiller le bateau pour d’éventuels explosifs et systèmes d’écoute, ratisser les rives. Sans compter que les gardes-côtes demandent un délai pour détacher une vedette d’escorte sur le fleuve. Nous ne pouvons pas faire de bon boulot en deux jours. »
Fawcett était un homme énergique doté d’un nez pointu, d’un visage carré et d’un regard pénétrant. Il semblait toujours à l’affût de quelque chose.
« Vous ne croyez pas que vous exagérez. Oscar ? Les assassinats se produisent en pleine rue ou au théâtre. Vous avez déjà entendu parler d’un chef d’Etat assassiné sur un bateau ?
— Ça peut arriver n’importe où et n’importe quand, riposta Lucas d’un ton ferme. Vous avez oublié ce type que nous avons arrêté et qui avait l’intention de détourner un avion pour le faire s’écraser sur la Maison Blanche ? En réalité, la plupart des tentatives d’assassinat ont lieu quand le Président se déplace hors de ses endroits habituels.
— Le Président tient à cette date. Et tant que vous travaillerez pour lui, vous ferez ce qu’on vous ordonnera de faire, comme moi. S’il veut aller tout seul à la rame jusqu’à Miami, c’est son affaire. »
Fawcett avait dit ce qu’il ne fallait pas. Le visage de Lucas se durcit et il se pencha vers le secrétaire général de la Maison Blanche :
« D’accord, par décret du Congrès, je ne travaille pas pour le Président, mais pour le département du Trésor. Il ne peut donc pas m’envoyer sur les roses et agir comme bon lui semble. Mon devoir est de le protéger en empiétant le moins possible sur sa vie privée. Quand il prend l’ascenseur pour regagner ses appartements, mes hommes et moi restons en bas. Mais dès l’instant où il pose le pied au premier étage, il est entre les mains des Services secrets.
Fawcett connaissait bien les gens qui entouraient le Président. Il comprit qu’il avait été trop loin et il se montra assez avisé pour faire marche arrière. Il savait que Lucas était consciencieux et tout dévoué à l’occupant du Bureau ovale. Certes, ils ne deviendraient jamais des amis intimes, mais comme aucune rivalité ne pouvait les opposer, ils ne deviendraient pas non plus des ennemis.
« Ne vous énervez pas, Oscar. Je reconnais avoir eu tort. Je ferai part au Président de vos réserves. Mais je doute qu’il change d’avis. »
Lucas soupira :
« Nous ferons de notre mieux avec le temps qui nous reste. Mais il faut absolument qu’il comprenne qu’il est impératif pour lui de coopérer avec les gens chargés de sa sécurité.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Vous savez mieux que moi que tous les hommes politiques se croient immortels. Pour eux, le pouvoir est plus qu’un aphrodisiaque, c’est une véritable drogue. Rien ne les excite plus et ne gonfle plus leur ego qu’une foule les acclamant et se précipitant pour leur serrer la main. C’est pour ça qu’ils ne sont jamais à l’abri d’un assassin résolu.
— Comme si je ne le savais pas, fit Lucas. J’ai joué les bonnes d’enfants auprès de quatre présidents.
— Et vous n’en avez perdu aucun.
— J’ai bien failli. Deux fois avec Ford et une fois avec Reagan.
— On ne peut jamais tout prévoir.
— Peut-être pas. Mais après toutes ces années dans ce boulot, on finit par avoir des pressentiments. Et cette histoire de croisière ne me plaît pas. »
Fawcett sursauta.
« Vous croyez que quelqu’un s’apprête à le tuer ?
— Il y a toujours quelqu’un qui s’apprête à le tuer. Nous enquêtons sur une vingtaine de fous par jour et nous avons des dossiers sur plus de deux mille personnes que nous considérons comme dangereuses ou capables de meurtre. »
Fawcett posa sa main sur l’épaule de Lucas.
« Ne vous en faites pas, Oscar. La presse ne sera informée de cette balade de vendredi qu’au tout dernier moment. Je peux au moins vous promettre ça.
— Merci, Dan.
— Et puis, que pourrait-il arriver sur le Potomac ?
— Peut-être rien. Peut-être l’inattendu, répondit Lucas d’une voix étrange. C’est l’inattendu qui me donne des cauchemars. »
Megan Blair, la secrétaire particulière du Président, leva la tête de sa machine à écrire et aperçut Dan Fawcett qui se tenait sur le seuil de son petit bureau.
« Bonjour, Dan. Je ne vous avais pas vu.
— Comment est le patron, ce matin ? demanda-t-il comme chaque jour avant d’entrer dans le Bureau ovale.
— Fatigué. La réception en l’honneur de l’industrie du cinéma s’est terminée après une heure du matin. »
Megan était une belle femme d’une quarantaine d’années qui se montrait toujours amicale. Elle avait les cheveux bruns coupés court. Grande et mince, elle débordait d’énergie et n’aimait rien de plus au monde que son travail et son patron. Elle arrivait tôt, partait tard et ne prenait pratiquement jamais de week-ends. Elle était célibataire et cette vie lui plaisait. Fawcett se demandait toujours comment elle parvenait à la fois à tenir une conversation et à taper à la machine.
« Je vais marcher sur la pointe des pieds et tâcher de limiter ses rendez-vous au minimum pour qu’il puisse se reposer.
— C’est trop tard, Il est déjà en conférence avec l’amiral Sandecker.
— Qui ?
— L’amiral James Sandecker. Le directeur de la National Underwater and Marine Agency . »
Un air de contrariété apparut sur le visage de Fawcett. Il prenait très au sérieux son rôle de gardien du temps du Président et se froissait de toute intrusion dans son territoire. C’était une atteinte à son pouvoir. Comment Sandecker avait-il fait pour passer au-dessus de lui ?
Megan avait déchiffré ses pensées.
« C’est le Président qui a convoqué l’amiral, expliqua-t-elle. Je crois qu’il vous attend pour participer à la réunion. »
Un peu rassuré, Fawcett entra dans le Bureau ovale. Le Président était assis sur un divan, examinant des papiers éparpillés sur une table basse. Un petit homme mince à la barbe taillée en pointe et aux cheveux roux était installé en face de lui.
Le Président l’aperçut.
« Dan, je suis content que vous soyez là. Vous connaissez l’amiral Sandecker ?
— Oui. »
Sandecker se leva et, sans un mot, échangea une brève poignée de main avec le nouveau venu. Ce n’était pas de l’impolitesse de sa part. L’amiral était un homme froid et sec qui allait toujours droit au but. Il était détesté et envié à Washington, mais universellement respecté car il n’appartenait à aucun clan, se contentant d’accomplir sans commentaires inutiles les missions qu’on lui confiait.
Le Président invita son secrétaire général à prendre place à côté de lui.
« Asseyez-vous, Dan. J’ai demandé à l’amiral de me fournir des précisions au sujet d’une affaire dramatique qui a éclaté au large de l’Alaska.
— Je n’en ai pas entendu parler.
— Ce n’est guère étonnant, expliqua le Président. Le rapport m’est parvenu il y a une heure à peine, (Il s’interrompit et désigna de la pointe de son stylo une zone cerclée de rouge sur une grande carte marine.) Toute cette région à 180 milles au sud-ouest d’Anchorage, autour du golfe de Cook, est sous la menace d’un poison indéterminé qui détruit tout organisme vivant.
— Une marée noire ?
— Beaucoup plus grave, intervint Sandecker. Nous sommes en face d’un agent inconnu qui provoque la mort chez les humains et les animaux marins en moins d’une minute.
— Mais comment est-ce possible ?
— La plupart des substances toxiques agissent par ingestion ou inhalation, mais là elle agit par simple absorption épidermique.
— Pour être si active, elle doit certainement être concentrée sur une toute petite zone, non ?
— A condition que vous appeliez « petite » une zone qui couvre presque la moitié du golfe d’Alaska. »
Le Président afficha un air stupéfait.
« Je n’arrive pas à imaginer qu’il puisse exister un produit aussi dangereux. »
Fawcett se tourna vers l’amiral :
« Quels sont les éléments dont nous disposons ?
— Un garde-côte a découvert un bateau de pêche de Kodiak en train de dériver. Tous les marins étaient morts. Les deux hommes envoyés à bord ainsi qu’un médecin ont également péri. Par ailleurs, tous les membres d’une équipe de géophysiciens stationnée sur une île située à une trentaine de milles ont été trouvés morts par un pilote qui a été frappé à son tour en expédiant un message de détresse. Quelques heures plus tard, un chalutier japonais a signalé la présence d’une bande d’une centaine de baleines flottant le ventre en l’air. Puis le chalutier a disparu. On a complètement perdu sa trace. Des colonies de phoques ont été de même décimées. Et ce n’est que le début, il y a sans doute d’autres désastres dont nous n’avons pas encore été informés.
— Si le fléau continue à s’étendre, quelles en seront les conséquences ?
— La disparition virtuelle de toute la faune marine du golfe d’Alaska. Et s’il parvient jusqu’au courant du Japon et se dirige vers le sud, il pourrait tuer tous les hommes, animaux et oiseaux contaminés le long de la côte ouest, jusqu’au Mexique. Les pertes en vies humaines pourraient se chiffrer à plusieurs centaines de milliers. Les pêcheurs, les baigneurs, quiconque se promène au bord des plages touchées, quiconque mange un poisson atteint... Ce serait comme une réaction en chaîne. Je n’ose même pas imaginer ce qui arriverait si le produit s’évaporait dans l’atmosphère et retombait avec les pluies à l’intérieur des terres ! »
Fawcett était abasourdi.
« Mais de quoi s’agit-il ?
— Il est trop tôt pour le dire, répondit Sandecker. L’Agence pour la protection de l’environnement a sur ordinateur les caractéristiques de plus de mille composés chimiques. En quelques secondes, ses techniciens peuvent déterminer les effets produits sur l’environnement par n’importe quelle substance dangereuse en cas de fuite, de même que son appellation commerciale, sa formule, ses principaux fabricants et modes de transport. La situation en Alaska ne correspond à rien qui figure dans leur fichier.
— Mais ils doivent bien avoir une idée ?
— Non, monsieur. Pas la moindre. Il y a certes une possibilité, mais sans les rapports d’autopsie, ce n’est qu’une pure hypothèse.
— J’aimerais quand même savoir », fit le Président.
Sandecker prit une profonde inspiration :
« Les trois substances les plus dangereuses que nous connaissons sont le plutonium, la Dioxine et une certaine arme chimique. Les deux premières ne cadrent pas. Quant à la troisième, du moins à mes yeux, c’est le suspect numéro un. »
Le Président dévisagea Sandecker avec une expression horrifiée.
« L’agent S ? » demanda-t-il lentement.
L’amiral hocha la tête en silence.
« Voilà donc pourquoi l’Agence pour la protection de l’environnement n’a rien dans ses dossiers, fit le Président d’une voix songeuse. La formule est ultra-secrète.
— Je crains de ne pas bien comprendre…, intervint Fawcett.
— L’agent S est un composé diabolique que nos chimistes ont mis au point il y a une vingtaine d’années dans l’arsenal des montagnes Rocheuses, expliqua le Président. J’ai lu les rapports à ce sujet. Il peut tuer en quelques secondes après avoir touché la peau. Il semblait constituer l’arme idéale face aux masques à gaz et combinaisons protectrices. Il s’accrochait à tout ce qu’il effleurait. Mais ses propriétés étaient trop instables et il représentait un danger autant pour ceux qui l’utilisaient que pour ceux auxquels il était destiné. L’armée a abandonné les essais et a enterré les fûts dans le désert du Nevada.
— Je ne vois pas le rapport entre le Nevada et l’Alaska, fit Fawcett.
— Durant le transport par chemin de fer depuis l’arsenal situé près de Denver, un wagon contenant près de 4 000 litres d’agent S a disparu, lui apprit Sandecker. On ne l’a toujours pas retrouvé depuis.
— S’il s’agit bien de ce produit, comment pourra-t-on l’éliminer quand on aura localisé l’origine de la fuite ? »
L’amiral haussa les épaules :
« Malheureusement, dans l’état actuel des techniques de lutte contre la pollution et compte tenu des propriétés physico-chimiques de l’agent S, on ne peut plus faire grand-chose une fois qu’il a été déversé dans l’eau. Notre seul espoir est de neutraliser la fuite avant que tout le poison ne se soit répandu dans l’Océan pour le transformer en un gigantesque cloaque.
— Aucune idée de l’endroit d’où cela peut provenir ? demanda le Président.
— Selon toutes probabilités, d’un bateau qui a coulé entre l’île Kodiak et la côte de l’Alaska, répondit Sandecker. Notre première tâche est de repérer les courants et de dresser une carte pour les recherches. »
Le Président se pencha au-dessus de la table basse et fixa quelques instants la zone cerclée de rouge. Puis il leva la tête et déclara :
« En tant que directeur de la N.U.M.A., amiral, je vous charge de ce sale boulot. Vous avez toute autorité pour exiger le concours des différents ministères ou services gouvernementaux, que ce soit l’armée, les gardes-côtes ou l’Agence pour la protection de l’environnement. »
Pensif, il s’interrompit, puis demanda :
« Quels sont exactement les effets de l’agent S dans l’eau de mer ? »
Sandecker, les traits tirés, avait l’air épuisé.
« Une seule cuillerée à café suffit à tuer tous les organismes vivants dans quelque chose comme une quinzaine de millions de litres d’eau de mer.
— Alors nous avons intérêt à le trouver, fit le Président avec une note de désespoir dans la voix. Et vite ! »